LE REVOLTE DES SAIGNEURS...A SUIVRE MAIS JE DOUTE...
Mauricio
« déchausse » les veaux, afin que leurs sabots soient transformés en
friandises pour chien. Il ôte aussi la moelle épinière des bovins,
interdite à la consommation depuis la crise de la vache folle. Employé à
l’abattoir de Limoges de 2010 à 2017, il trime jusqu’à douze heures par
jour, sans que la chaîne s’arrête, pour 1 100 euros net par mois. « Une
fois que tu as pris ton poste, il n’y a pas de limite. Tu piétines dans
la merde à longueur de journée et on te fait bien comprendre que tu en
es une toi-même. La cadence nous tue et nous pousse à faire n’importe
quoi. Les animaux sont terrifiés. Souvent, ils gardent la tête baissée
comme s’ils étaient résignés et acceptaient la mort. Certains se battent
jusqu’à la dernière seconde, les plus âgés se laissent tomber de tout
leur poids et refusent obstinément d’avancer malgré les coups de bâton
et les décharges électriques. Travailler en abattoir, c’est accepter
d’avoir le corps en miettes et des cauchemars qui t’assaillent toutes
les nuits, ne te laissant aucun repos. »
SOURCE ET SUITE
Parce
qu’il veut pouvoir élever ses enfants décemment, Mauricio s’accroche. «
Beaucoup d’entre nous boivent et se cament. Il faut tenir, c’est tout. »
Jusqu’au jour où on le place à la boyauderie. Devant lui, une grosse
poche informe arrive sur le tapis roulant, suivie de plusieurs autres,
dont il doit vider et jeter le contenu à la poubelle. Problème : le
contenu, ce sont des fœtus de veau, sortis du ventre de vaches tuées
quelques minutes avant. Le choc. Il prévient son supérieur, qui lui
répond qu’aucune loi n’interdit l’abattage des vaches gestantes : « Fais
ton boulot et si tu n’es pas content, dégage ! » Nous sommes en février
2016. L214 vient de diffuser des images insoutenables de l’abattoir du Vigan.
L’association, fondée en 2008 par Brigitte Gothière et Sébastien Arsac,
compte 70 salariés. Ils ne font pas partie des plus radicaux, qui
cassent les boucheries. Eux, leur arme, c’est l’information.
En dix ans, ces redoutables lanceurs d’alerte ont rendu publiques une
cinquantaine d’enquêtes menées dans des élevages et des abattoirs de
toute la France. Les humains ont ainsi redécouvert que les animaux
avaient des nerfs pour ressentir la douleur et des yeux pour pleurer.
Mauricio contacte l’association ; elle le munit d’une caméra cachée. Ses
vidéos seront relayées dans tous les médias. Il accepte de témoigner à
visage découvert. Il ne retournera jamais à l’abattoir. Aujourd’hui,
l’ancien ouvrier, toujours sans emploi, ne regrette pas son témoignage. «
Certains jours, j’ai l’impression d’avoir donné un coup d’épée dans
l’eau. Mais je veux croire à une prise de conscience collective. » Du
calvaire des bêtes naît celui des hommes.
On doit tuer sans agonie
Martial
en a fait les frais. Inspecteur des services vétérinaires en
Haute-Savoie durant treize ans, il voulait « améliorer les choses, à
[son] petit niveau ». En France, 2 021 agents sont chargés d’assurer la
sécurité sanitaire et la protection des animaux abattus. Ils les
examinent à l’arrivée, contrôlent abats et carcasse pour y placer
l’estampille autorisant la consommation. « Mais, entre ces inspections
ante et post mortem, deux étapes ne sont pas contrôlées
systématiquement, faute de temps : l’étourdissement et la saignée,
explique Martial. A ma connaissance, aucune étude n’a été faite sur la
perte de sensibilité que sont censés induire le pistolet à tige
perforante, les chocs électriques ou l’asphyxie au CO2. Dans les
abattoirs que j’ai connus, les animaux reprenaient conscience presque
systématiquement avant d’être saignés. Je ne remets pas en cause la
consommation de viande, mais on doit tuer sans agonie et, donc, revoir
les méthodes d’étourdissement. » Il pense qu’il faudrait mettre au point
un système robotique capable, d’un tir à la précision chirurgicale, de
sectionner la moelle épinière au niveau des deux premières vertèbres
cervicales. « Cela entraînerait une insensibilité totale et permettrait
ensuite une saignée sans souffrance. J’en ai fait part à ma hiérarchie,
on m’a taxé de chochotte. Il ne fallait pas entraver commercialement le
fonctionnement des abattoirs. Ce qui m’a aussi marqué, ce sont les veaux
et les chevreaux, parqués avant d’être abattus. Affamés après les
longues heures de transport, ils pleurent comme des bébés et cherchent à
téter nos doigts… J’ai démissionné, je suis désormais consultant en
sécurité alimentaire. »
En 2016, une commission d’enquête est mise
en place par l’Assemblée nationale ; les abattoirs sont audités.
Résultat : 80 % présentent des non-conformités. En janvier 2018, les
députés votent l’obligation d’y installer des caméras. Finalement, elles
seront expérimentées pendant deux ans, et seulement dans les
établissements volontaires. Carrefour a pris les devants, annonçant que
les 84 abattoirs qui fournissent la marque seront inspectés, et qu’à
terme le contrôle vidéo sera développé. « Cela reviendrait à dire que
les femmes et les hommes qui œuvrent dans les entreprises françaises ne
font pas, ou mal, leur travail. Nous ne pouvons tolérer cela ! » a
prévenu la filière dans une tribune diffusée le 28 janvier dernier.
La
multiplication des scandales alimentaires, la sensibilité accrue au
bien-être animal et à l’écologie poussent les Français à se détourner
des produits carnés : la consommation de viande a chuté de 12 % en dix
ans, indique une étude du Crédoc datée de septembre 2018. Plus d’un
quart des Français sont flexitariens (consommation de viande
occasionnelle), et les produits végétariens et végans fleurissent dans
tous les supermarchés. Leur vente a augmenté de 24 % en 2018, générant
un chiffre d’affaires de 380 millions d’euros, selon les données
publiées en janvier 2019 par l’institut d’études Xerfi. Même Herta, le
roi de la saucisse, propose sa gamme de steaks végétaux.
Afin de
répondre aux attentes sociétales, le ministère de l’Agriculture et de
l’Alimentation promet de renforcer sa stratégie pour le bien-être
animal. « La loi promulguée le 1er novembre 2018 comporte plusieurs
mesures, décrit Claire Le Bigot, sous-directrice de la santé et de la
protection animales au ministère. Le délit de maltraitance en élevage a
été étendu aux activités de transport et d’abattage. Chaque abattoir
doit désigner son responsable de la protection animale, qui sera couvert
par un statut de lanceur d’alerte. On ne peut plus ouvrir de nouveaux
bâtiments de poules pondeuses en cages… Nous avons aussi entamé un grand
nombre d’actions. Nous planchons, par exemple, sur des techniques
alternatives à la castration des porcs à vif. Et nous mettons au point
une méthode qui permettra de ne plus broyer les poussins mâles vivants.
Il s’agira de déterminer, par photographie de l’œuf, le sexe de
l’animal. Nous mettons également l’accent sur la formation des employés
afin d’enrayer le turnover qui touche particulièrement la profession. »
Tout processus de déni ne change, hélas, pas la réalité
Dans
un rapport commandé par le ministère de l’Agriculture, l’Anact (Agence
nationale pour l’amélioration des conditions de travail) pointe les
cadences (en Bretagne, des établissements abattent jusqu’à 900 cochons
par heure !), la pénibilité, mais aussi les risques psychosociaux qui
n’ont jamais été pris en compte. « Les employés développent un mécanisme
d’autodéfense, explique Anne-Marie Nicot, coauteur du rapport. Ils
parviennent à se convaincre qu’ils ne manipulent pas du vivant mais des
cartons. Tout processus de déni ne change, hélas, pas la réalité. Et
quand elle revient, c’est violent… Il y a pourtant des mosaïques de
solutions que nous pourrions mettre en place en fonction des
territoires. Des acteurs ont déjà commencé à s’engager dans le
développement de nouveaux modèles. » Elle cite l’exemple de 131 éleveurs
des Hautes-Alpes qui, regroupés en société coopérative d’intérêt
collectif (SCIC), ont repris l’abattoir de Guillestre, condamné à la
fermeture. Dix d’entre eux ont été formés pour abattre les bêtes un jour
par semaine, au rythme d’environ 42 ovins, 4 bovins et 3 porcs. « Ils
sont tués le matin même de leur arrivée, sans stress, car les éleveurs
connaissent le comportement de leurs animaux, précise Bénédicte Peyrot,
présidente de la SCIC. La fin de la journée est l’occasion de se
retrouver pour partager un moment de convivialité. Cela n’existe pas
dans les systèmes intensifs. »
Pendant ce temps, Alexandre*, 25
ans, dépiaute des vaches dans un des 960 établissements de l’Hexagone.
Pas de bagage scolaire, une période de chômage, une famille à nourrir et
aucune expérience dans la filière viande. Quand, un matin, la boîte
d’intérim l’a envoyé à l’abattoir, il n’a pas flanché. On l’a aussitôt
installé derrière la chaîne, dans l’odeur âcre du sang, des graisses et
des déjections. Il n’avait jamais tenu un couteau de boucher, les
anciens lui ont montré. Son job : enlever le foie, les poumons, le cœur
et les rognons… en moins d’une minute et demie ! Tenir le rythme,
résister à la pression de la hiérarchie qui demande toujours plus…
Alexandre serre les dents. Pour l’instant, il n’a pas le choix. Mais il
promet : « Dès que je le peux, je partirai. Et je témoignerai à visage
découvert de ce qui se passe derrière ces murs. »
* Le prénom a été changé.
A lire : « La face cachée de nos assiettes », par L214 et Eyes on Animals, éd. Robert Laffont.
« Ma vie toute crue », par Mauricio Garcia-Pereira, éd. Plon.
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