LA VIANDE HEUREUSE - Le Monde 02/09/15
Par Enrique Utria, spécialiste de philosophie morale
« Un animal qui vous offre sa vie », tel serait l’animal d’élevage. Le
steak haché serait une forme de cadeau de Noël offert par la vache. Les
animaux se rendraient à l’abattoir en camion pour que nous leur
fracassions le crâne avec un pistolet percuteur. La « sociologue de
l’élevage » Jocelyne Porcher, interrogée par Le Monde (« L’industrie
porcine use et abuse des animaux sans contrepartie », Le Monde du 29
août), ne mobilise rien de moins qu’une théorie du don, à la façon de
Marcel Mauss, pour légitimer l’abattage de milliards d’animaux.
Lire aussi : « L’industrie porcine use et abuse des animaux »
Nous offririons aux animaux une vie bonne et, en retour, dans une sorte
de Potlatch, ils feraient don de leur vie. Cette fiction est bien sûr
absurde. Nous nous approprions leur vie, choisissons le jour de leur
mort et déclarons « nécessaires » leurs mutilations en fonction de nos
intérêts. Dans ce contexte, on comprend que la sociologue de la viande,
dans sa théorie du don, insiste davantage sur l’idée de dette que de
don.
Puisqu’il prend la vie de son cheptel, nous dit-on, l’éleveur
lui doit une bonne existence. Cette idée est probablement partagée par
les « amis des animaux ». Il n’est pas déraisonnable de penser un devoir
de gratitude envers les êtres qui éclairent notre existence. Mais de là
à imaginer que les abattoirs sont la condition de possibilité de tout
compagnonnage avec les animaux, il y a un pas pour le moins étrange.
Par quelle fantaisie de l’esprit nous convaincra-t-on qu’il est
nécessaire de tuer les chiens et les chats pour vivre avec eux,
ressentir à leur endroit un devoir de gratitude, se sentir « endettés » ?
Ce qui est vrai pour ces derniers ne l’est pas moins pour les poules,
les moutons et les autres animaux domestiques. Faute de pouvoir
argumenter que les animaux doivent être tués si nous voulons jouir de
leur fréquentation, de leur présence au monde, les ayatollahs de la
viande heureuse changent de stratégie. Il s’agit alors de peindre les
éleveurs en saints, et les partisans de la libération animale en
salauds.
Dimension ancestrale et multimillénaire
Les éleveurs
sont des saints, car, nous dit-on, ils n’ont pas l’intention de tuer
leurs victimes. La mort des animaux serait « l’aboutissement du travail
[d’élevage] bien qu’elle n’en soit aucunement le but ». Comment peut-on
dire sérieusement que la mise à mort n’est pas le but principal et
ultime de l’élevage des animaux de boucherie ? Les partisans de la
libération animale, quant à eux, sont accusés de faire alliance avec les
multinationales pour préparer la « viande in vitro » de demain, et
jeter les éleveurs à l’usine.
Mais, précisément, aucun théoricien de
la libération animale n’a jamais théorisé le devenir ouvrier des
éleveurs, ne leur a jamais interdit le maraîchage ou la culture des
céréales, ni une quelconque autre reconversion, fût-ce en sociologue. Il
s’est même trouvé quelques théoriciens de la libération animale pour
exiger une libération humaine totale, y compris du travail aliéné. En
désespoir de cause, la sociologue de la viande en appelle au «
merveilleux » : elle insiste sur la merveilleuse institution qu’est
l’élevage, sur sa dimension ancestrale et multimillénaire.
L’élevage
– le vrai nous prie-t-on de croire –, bien loin d’être un
asservissement, un massacre planifié, ne serait qu’un pur rapport
affectif entre animaux et humains destiné à tirer un bénéfice commun.
C’est l’industrie qui aurait ruiné les valeurs de cet élevage d’antan.
Qu’on songe donc aux petites fermes familiales de nos grands-parents. Ou
mieux encore à l’élevage préindustriel. Avant les tracteurs. Avant même
l’invention de la zootechnie au XIXe siècle.
Il s’agit
malheureusement, là encore, d’un déni de réalité. Selon l’historien Eric
Baratay, l’« image d’Épinal d’un élevage “traditionnel”, adapté aux
conditions naturelles et techniques, immobile jusqu’à son
industrialisation au XXe siècle, ne correspond pas à la réalité » (Et
L’homme créa l’animal, Odile Jacob, 2003). Les descriptions du XVIe
siècle évoquent « des étables sans fenêtre, en bois, torchis et chaume,
avec des animaux attachés à des poteaux placés à distance des murs pour
ne pas les dégrader ».
Une douce berceuse
À l’époque romaine,
les animaux les moins encombrants étaient enfermés dans des récipients
en terre pour y être engraissés, tandis que les plus imposants étaient
maintenus dans des cages pour limiter leurs mouvements. L’âge d’or de
l’élevage est une douce berceuse composée par les théoriciens de la
viande heureuse. On objectera peut-être que, si l’élevage moderne n’a
fait que radicaliser les sévices et mutilations de l’élevage
d’autrefois, il peut néanmoins être réinventé.
Sans doute
existe-t-il ici et là, en France, une poignée de bergers qui ne mutilent
pas leurs animaux. Il ne serait pas si compliqué, techniquement, de les
abattre sans douleur. Un tel élevage de viande heureuse ne serait-il
pas « merveilleux » ? Au bonheur des animaux et aux plaisirs de
l’omnivore s’ajouterait l’épanouissement des éleveurs. Est-il donc
légitime de tuer un animal s’il a eu une vie bonne, si cela est fait
sans douleur et si cela donne du plaisir à celles et ceux qui
engloutiront sa chair ?
Toute la question est de savoir si la
maximisation du bonheur peut justifier le meurtre d’un individu capable
de souffrance et de plaisir, d’émotions, d’affection, de croyances sur
les individus avec qui il interagit, de jouer, de rêver, de veiller sur
sa progéniture.
Les défenseurs des droits des animaux jugent qu’un
tel individu – sujet de sa propre vie – a une valeur en lui-même,
indépendante des sentiments que nous lui portons, de son utilité
économique, de sa beauté ou de sa rareté. Ils jugent qu’il est mal,
radicalement mal, de tuer un tel individu pour notre bon plaisir. Si les
personnes mentalement handicapées, séniles ou aliénées, ainsi que les
enfants, ne doivent pas être torturés, tués, ni servir de cobayes à la
recherche, c’est précisément parce qu’ils sont sujets de leur vie, parce
que ce qui leur arrive leur importe, et non pas en raison de ce qu’ils
pourraient être s’ils étaient autres qu’ils ne sont, de fait. Les droits
fondamentaux des animaux et des humains ont le même fondement.
Enrique Utria, spécialiste de philosophie morale, est l’auteur de la
traduction du livre de Tom Regan, Les Droits des animaux (Hermann,
2013).
La viande heureuse
Pour le philosophe Enrique Utria, les droits fondamentaux des animaux et des humains ont le même fondement.
LEMONDE.FR
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