Des abattoirs où on ne laisse même pas à l’animal le temps de mourir avant de le découper, où on lui inflige d’ultimes blessures pour soi-disant l’anesthésier, où les procédés sont pensés pour protéger le «produit» mais jamais pour éviter la souffrance… Martial Albar, 43 ans, a travaillé plus de douze ans dans cet univers. Aujourd’hui consultant en sécurité alimentaire, il raconte la routinière mise à mort des animaux.
Vous avez travaillé dans de nombreux abattoirs en tant que technicien supérieur. Quelles étaient vos missions ?
Entre 2 500 et 3 000 agents du ministère de l’Agriculture travaillent dans les abattoirs, ainsi que 500 inspecteurs de la santé publique vétérinaire. Les agents sont des contrôleurs sanitaires ou des techniciens supérieurs spécialisés. Leur rôle est essentiellement d’ordre sanitaire et consiste à inspecter les carcasses et les organes des animaux qui viennent d’être abattus en vue de déclarer les viandes propres ou impropres à la consommation. Seuls ces agents de l’Etat peuvent procéder à la saisie vétérinaire quand la viande est impropre à la consommation. Les contrôles, l’estampillage sur chaque carcasse, absorbent les trois quarts du temps.
Les vidéos diffusées par l’association L214 semblent montrer que l’étourdissement des animaux fonctionne mal. Comment cette étape se déroule-t-elle concrètement ?
Certains abattoirs utilisent des caissons de CO2 qui asphyxient les cochons. Mais généralement, pour eux comme pour les moutons et les chèvres, on utilise l’électronarcose. Deux pinces mécaniques sont appliquées par un opérateur sur les tempes des agneaux, des moutons, des chevreaux ou des chèvres, et envoient une décharge électrique à l’animal. Pour les cochons, c’est le même système, mais automatique : une pince mécanique vient leur serrer la tête et envoie l’électricité.
Il n’y a pas à ma connaissance d’étude sur la perte de sensibilité à la douleur qu’induit l’électronarcose. Autrement dit, rien ne prouve que l’animal ne ressent pas ce qui se passe ensuite. Ce système d’étourdissement, comme les autres procédés, est avant tout utilisé afin de favoriser le travail de l’homme pour la mise à mort car après avoir reçu la décharge, l’animal tombe à plat, inerte.
Comment se déroule cette mise à mort ?
Après avoir reçu le choc électrique, l’animal est suspendu par une patte arrière sur la chaîne d’abattage qui le transporte jusqu’au poste de saignée. Dans tous les abattoirs que j’ai connus, presque systématiquement, les animaux reprennent conscience avant d’être saignés car trop de temps s’est écoulé depuis le choc électrique. L’électronarcose, ce procédé franchement archaïque, provoque ainsi une souffrance supplémentaire et inutile à l’animal avant d’être tué…
Qu’en est-il pour les vaches et les veaux ?
On leur applique sur le front un pistolet à tige perforante qui perce l’os frontal et leur cerveau. C’est le seul procédé, peu coûteux et pratique, qui est utilisé pour faire tomber un animal de 800 kg. Car là encore, le but recherché n’est pas d’anesthésier l’animal, mais bien de l’immobiliser. Parler d’anesthésie est un pur mensonge, une tromperie. L’objectif n’est pas d’éviter de la douleur à l’animal, mais de ne pas abîmer le «produit» et de sécuriser le travail du tueur. D’ailleurs, dans de nombreux abattoirs, du courant électrique est appliqué à l’aide de pinces sur les lèvres des bovins au moment de la saignée : ce choc les tétanise, limite le mouvement des pattes et permet donc d’éviter des accidents.
Comment se déroule la saignée ?
Cette opération consiste à trancher les carotides et les jugulaires pour que l’animal perde son sang. Les cochons sont saignés différemment : on ne laisse pas couler leur sang, on le pompe. On leur enfonce un trocart dans la gorge pour récupérer le sang qui servira à faire du boudin, des saucisses pour les hot-dogs ou même des produits cosmétiques. Ensuite, le cochon est échaudé : il est trempé dans l’eau bouillante pour préparer le brûlage des poils. Pour les bovins, le tueur ouvre souvent complètement la gorge pour accélérer la perte de sang avant d’enlever le «masque», c’est-à-dire la peau de la tête de la vache. Ensuite on lui sectionne les extrémités des deux pattes avant. J’ai vu des vaches encore vivantes et donc parfaitement sensibles à ce stade-là.
Et après la saignée ?
Dans tous les cas, la mort met du temps à venir. Le tueur est censé attendre que cette mort arrive avant de continuer à «travailler le produit», mais ce n’est pas du tout ce qui se passe. J’ai vu des cochons encore conscients quand ils entraient dans l’échaudeuse, le bain d’eau bouillante. Pareil pour les chèvres et les chevreaux, les agneaux et les moutons : après la saignée, on leur sectionne les quatre avant-pattes pour commencer à retirer leur peau, et bien souvent, quand l’opérateur attaque ça, l’animal n’est pas complètement mort.
Que faudrait-il faire selon vous pour éviter ces agonies ?
Sectionner la moelle épinière au niveau des premières vertèbres cervicales. Cela entraînerait une insensibilité totale de l’animal et permettrait une mise à mort par saignée sans souffrance. Mais en 2016, en France, on n’est toujours pas capables de tuer des animaux sans les faire souffrir.
Comment se déroule un abattage rituel par rapport à la procédure classique ?
Généralement, les moutons sont suspendus par une patte arrière et égorgés en pleine conscience. Les vaches et les veaux sont quant à eux placés dans des dispositifs mécaniques de contention, des sortes de cages rotatives qui se referment sur eux et se retournent. L’animal se retrouve les pattes en l’air, la tête enserrée dans un système qui fait tendre son cou. Le sacrificateur tranche profondément sa gorge, puis le piège se retourne à nouveau, l’animal tombe, parfois il tente de se relever, alors que sa tête ne tient plus que par la colonne vertébrale, avec des projections de plusieurs mètres… Ces scènes dépassent l’entendement.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant ces années de travail dans cet univers ?
Les agneaux. Avant d’être abattus, quand ils sont parqués, ils pleurent comme des bébés. On se croirait dans une crèche. Et quand on s’approche d’eux, ils veulent téter nos doigts parce qu’ils ont faim… C’est une pure horreur. Comme ils sont petits et qu’ils se manipulent facilement, il est fréquent que les opérateurs leur fracassent la tête pour aller plus vite, ou bien ne les électrocutent pas, comme on l’a vu dans une des vidéos diffusées par l’association L214. Je repense aussi à un cochon arrivé moribond dans un abattoir. J’ai appelé un saigneur pour l’égorger sur place, à l’extérieur, mais l’animal était tellement faible que son sang ne s’écoulait pas. Il a mis dix minutes à mourir.
Les vétérinaires présents dans les abattoirs ne sont-ils pas censés veiller au «bien-être» animal ?
Les vétérinaires sanitaires contractuels (des libéraux mandatés par l’Etat) et les inspecteurs de la santé publique vétérinaire assistent peu à la mise à mort des animaux et n’ont pas envie d’embêter les abattoirs avec des questions de souffrance animale. Parfois même, ils ne viennent que l’après-midi, lorsque les abattages sont terminés, comme je l’ai vu à Megève, en Haute-Savoie. Dans les abattoirs, ceux qui commencent à s’émouvoir sont très vite mis à l’index, même par leurs propres collègues. On se moque de leur sensiblerie. Car c’est un milieu viril, hein, pas le monde des Bisounours, comme ils disent… J’ai entendu fréquemment ces réflexions : «De toute façon, ils sont là pour mourir»… Personnellement, j’ai démissionné en 2012 après une douzaine d’années passées dans ce milieu. Pourtant, j’étais fonctionnaire d’Etat, j’avais la sécurité de l’emploi, je n’avais qu’à attendre la retraite…
Les cadences imposées au personnel expliquent-elles en partie toute cette souffrance animale ?
Les cadences sont en effet élevées : par exemple, un bovin était abattu toutes les trois minutes à Bonneville, l’un des sites où j’ai travaillé… En Bretagne, dans certains grands établissements, un porc est abattu toutes les six secondes ! Pourtant, les cadences sont loin de tout expliquer. Même si les métiers dans un abattoir restent durs, depuis vingt ans les conditions de travail se sont beaucoup améliorées, les étapes se sont mécanisées, les salariés sont davantage protégés, moins mis à l’épreuve. En revanche, rien n’a bougé pour les animaux. Rien n’est pensé pour leur éviter de souffrir. Mais ni les éleveurs ni les consommateurs ne veulent voir l’horreur, et au final, nous sommes tous complices de cette barbarie.
Sarah Finger