SOURCE ET SUITE
Daniel Salvatore Schiffer : Vous publiez, ces jours-ci, le
« Manifeste animaliste », où vous vous insurgez, à raison, contre la
violence infligée aux animaux. Ainsi définissez-vous, d'emblée, l'enjeu
de ce livre, aussi concis dans sa forme qu'incisif dans son fond, en
écrivant, notamment, cette phrase-clé : « Lutter contre la maltraitance
animale, c'est promouvoir plus de justice ». Qu'est-ce à dire, plus
exactement ?
Corine Pelluchon : Les violences infligées aux animaux dans les
élevages intensifs etcelles qui sont liées aux pratiques servant à
distraire les humains (corrida, cirques, etc.) ne témoignent pas
seulement de notre cruauté. Elles soulèvent également des problèmes de
justice : nous nous octroyons une souveraineté absolue sur les animaux,
dont les besoins de base et la subjectivité, le fait qu’il s’agit
d’êtres sensibles et individués, devraient limiter notre droit d’en user
comme bon nous semble. Les conditions de vie et de mort que nous leur
imposons révèlent donc l’injustice de notre justice. La maltraitance
animale est aussi le miroir de ce que nous sommes devenus au fil du
temps : nous avons laissé s’installer un modèle de développement qui
repose sur l’exploitation illimitée des autres vivants, mais aussi de
certains humains par d’autres humains et de certaines nations par
d’autres nations. Ainsi, la cause animale est un levier majeur de la
contestation de ce modèle déshumanisant qui est générateur de
contre-productivités sociales et environnementales. Elle est aussi l’un
des opérateurs de la transition vers un autre modèle de développement.
Elle est donc la cause de l’humanité et a un enjeu civilisationnel.
UN ENGAGEMENT SOCIAL ET POLITIQUE
D.S.S. : Vous entendez donc là également, et peut-être surtout,
« politiser la cause animale », comme l'indique très clairement le
sous-titre de ce Manifeste. Un engagement d'ordre véritablement social
et politique, plus encore qu'une simple thèse morale ou philosophique
donc, le vôtre ?
C. P. : Dénoncer la maltraitance animale, c’est remettre en cause les
fondements de notre droit et appeler à organiser la société de telle
sorte que les règles de la coexistence avec les animaux domestiques ou
sauvages ne soient plus déterminées au seul bénéfice des
humains, mais que nous prenions en compte, dans nos politiques
publiques, les intérêts des animaux et respections au moins leurs normes
éthologiques et, dans l’idéal, leur droit à exister. Parce qu’il s’agit
d’un problème de justice, il importe d’élaborer une théorie politique globale qui fasse de la prise en compte des intérêts des animaux une finalité de l’État, comme je l’avais montré dans Les Nourritures.
La spécificité du combat animaliste est qu’il faut que des humains
défendent cette cause auprès d’autres humains, dont certains vivent
encore de l’exploitation des animaux. J’ai tâché de préciser les
différents niveaux de cette politisation de la cause animale :
constitutionnel ou lié aux devoirs de l’État, institutionnel, puis
culturel et économique. Le défi est de faire entrer la cause animale en
politique, en respectant les procédures et le pluralisme démocratique.
Pour cela, il faut aussi une stratégie, qui tient en trois mots :
transition, reconversion et innovation (dans la mode, l’alimentation,
l’expérimentation).
D.S.S. : Ce dernier livre, le « Manifeste animaliste », s'avère
aussi comme la suite logique et cohérente de votre précédent ouvrage,
intitulé « Les Nourritures »**, qui, lui, avait une dimension
plus « écologiste » même si, comme l'indiquait de manière très explicite
son sous-titre, « Philosophie du corps politique », il s'inscrivait
certes, lui aussi, dans une perspective résolument socio-politique !
C.P. : Le Manifeste est un texte bref, écrit pour large public, avec
des propositions concrètes. Il s’adresse aussi aux responsables
politiques. Il s’agissait de dire que la cause animale est déjà entrée
dans la Cité, qu’elle ne se réduit pas à l’apologie du véganisme et
qu’elle a une profondeur liée à une vision politique globale que je
tente de structurer. Dans Les Nourritures, je pose les
fondements d’une philosophie de la corporéité et développe ses
implications sur le plan de l’organisation sociale et politique,
montrant que l’écologie et la question animale s’imposent comme de
nouvelles finalités du contrat social. C’est un ouvrage sur lequel je
m’appuie dans le Manifeste, mais son style est différent.
DROITS DES ANIMAUX ET RESPONSABILITE DES HUMAINS
D.S.S. : Vous soutenez également, dans votre « Manifeste
animaliste », le fait que ce que vous y appelez « l'éthique animale »,
progrès accordant ainsi un statut moral et juridique aux animaux,
corresponde au « sens de l’histoire ». Pouvez-vous préciser ce point ?
C'est d'ailleurs là l'intitulé de l'un des chapitres les plus importants
et emblématiques de votre Manifeste : « droits des animaux et
responsabilité des humains » !
C.P. : L’éthique animale, c’est 45 ans de créativité sur le plan
théorique qui ont abouti à modifier les critères de l’éthique et du
droit. Pourtant, dans les faits, rien n’a vraiment changé pour les
animaux. Il importait donc d’apprécier l’apport de cette discipline en
réfléchissant aussi à son échec partiel. Tel est le sens de la
politisation de la question animale, à laquelle mon travail (et celui de
S. Donaldson et de W. Kymlicka dans Zoopolis, Alma, 2016)
contribue(nt). L’un des objectifs est de déterminer les obligations
concrètes que nous avons à l’égard des différents animaux ( droits
positifs), mais il s’agit surtout pour moi de montrer comment leurs
intérêts peuvent être intégrés à nos politiques publiques, comment, dans
nos débats sur l’agriculture, l’architecture, l’éducation, etc., nous
pouvons prendre aussi en compte leurs intérêts. Enfin, les éthiques
animales s’adressent à la rationalité des acteurs. Or les moteurs de
l’histoire ne sont pas principalement les
arguments, mais les affects et l’économie. Politiser la cause animale
sans accompagner cette initiative d’une réflexion sur la culture et
l’éducation et sans proposer des mesures économiques ne peut conduire à
des changements substantiels pour les animaux. Ce sont ces lacunes que
j’ai cherché à combler.
D.S.S. : Vous vous prononcez très concrètement et sans la moindre
ambiguïté, dans votre « Manifeste animaliste » toujours, pour la fin de
la captivité dans les cirques, mais aussi pour l'interdiction de la
corrida comme plus généralement de tous les spectacles de combats
d'animaux, ainsi que pour la suppression de la chasse à courre, de la
fourrure et du gavage !
C. P. : Les raisons pour lesquelles ces sujets difficiles pourraient
faire aujourd’hui l’objet d’un consensus au sein de notre société sont
développées dans la troisième partie du Manifeste. Bien sûr, il convient
d’ajouter qu’un consensus, ce n’est pas quelque chose qu’on obtient
facilement ! J’essaie d’indiquer la méthode à suivre et propose aussi
des solutions de reconversion pour les personnes affectées par la
suppression de ces pratiques (dresseurs, éleveurs). Je montre aussi
pourquoi il est important de supprimer dès maintenant la corrida, la
chasse à courre, la captivité, le foie gras, et sur quels principes
cette décision se fonde. Cela ne peut être expliqué dans un entretien,
mais je suis convaincue que nous pourrions arriver à des résultats, en
particulier sur la fin de la captivité. La plupart des personnes qui
mangent encore de la viande reconnaissent que la captivité des
éléphants, des fauves, des dauphins les fait terriblement souffrir.
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