mercredi 3 mai 2017

LIRE: LE MANIFESTE ANIMALISTE

SOURCE ET SUITE

Daniel Salvatore Schiffer : Vous publiez, ces jours-ci, le « Manifeste animaliste », où vous vous insurgez, à raison, contre la violence infligée aux animaux. Ainsi définissez-vous, d'emblée, l'enjeu de ce livre, aussi concis dans sa forme qu'incisif dans son fond, en écrivant, notamment, cette phrase-clé : « Lutter contre la maltraitance animale, c'est promouvoir plus de justice ». Qu'est-ce à dire, plus exactement ?
Corine Pelluchon : Les violences infligées aux animaux dans les élevages intensifs etcelles qui sont liées aux pratiques servant à distraire les humains (corrida, cirques, etc.) ne témoignent pas seulement de notre cruauté. Elles soulèvent également des problèmes de justice : nous nous octroyons une souveraineté absolue sur les animaux, dont les besoins de base et la subjectivité, le fait qu’il s’agit d’êtres sensibles et individués, devraient limiter notre droit d’en user comme bon nous semble. Les conditions de vie et de mort que nous leur imposons révèlent donc l’injustice de notre justice. La maltraitance animale est aussi le miroir de ce que nous sommes devenus au fil du temps : nous avons laissé s’installer un modèle de développement qui repose sur l’exploitation illimitée des autres vivants, mais aussi de certains humains par d’autres humains et de certaines nations par d’autres nations. Ainsi, la cause animale est un levier majeur de la contestation de ce modèle déshumanisant qui est générateur de contre-productivités sociales et environnementales. Elle est aussi l’un des opérateurs de la transition vers un autre modèle de développement. Elle est donc la cause de l’humanité et a un enjeu civilisationnel.

UN ENGAGEMENT SOCIAL ET POLITIQUE

D.S.S. : Vous entendez donc là également, et peut-être surtout, « politiser la cause animale », comme l'indique très clairement le sous-titre de ce Manifeste. Un engagement d'ordre véritablement social et politique, plus encore qu'une simple thèse morale ou philosophique donc, le vôtre ?
C. P. : Dénoncer la maltraitance animale, c’est remettre en cause les fondements de notre droit et appeler à organiser la société de telle sorte que les règles de la coexistence avec les animaux domestiques ou sauvages ne soient plus déterminées au seul bénéfice des humains, mais que nous prenions en compte, dans nos politiques publiques, les intérêts des animaux et respections au moins leurs normes éthologiques et, dans l’idéal, leur droit à exister. Parce qu’il s’agit d’un problème de justice, il importe d’élaborer une théorie politique globale qui fasse de la prise en compte des intérêts des animaux une finalité de l’État, comme je l’avais montré dans Les Nourritures. La spécificité du combat animaliste est qu’il faut que des humains défendent cette cause auprès d’autres humains, dont certains vivent encore de l’exploitation des animaux. J’ai tâché de préciser les différents niveaux de cette politisation de la cause animale : constitutionnel ou lié aux devoirs de l’État, institutionnel, puis culturel et économique. Le défi est de faire entrer la cause animale en politique, en respectant les procédures et le pluralisme démocratique. Pour cela, il faut aussi une stratégie, qui tient en trois mots : transition, reconversion et innovation (dans la mode, l’alimentation, l’expérimentation).



D.S.S. : Ce dernier livre, le « Manifeste animaliste », s'avère aussi comme la suite logique et cohérente de votre précédent ouvrage, intitulé « Les Nourritures  »**, qui, lui, avait une dimension plus « écologiste » même si, comme l'indiquait de manière très explicite son sous-titre, « Philosophie du corps politique », il s'inscrivait certes, lui aussi, dans une perspective résolument socio-politique !
C.P. : Le Manifeste est un texte bref, écrit pour large public, avec des propositions concrètes. Il s’adresse aussi aux responsables politiques. Il s’agissait de dire que la cause animale est déjà entrée dans la Cité, qu’elle ne se réduit pas à l’apologie du véganisme et qu’elle a une profondeur liée à une vision politique globale que je tente de structurer. Dans Les Nourritures, je pose les fondements d’une philosophie de la corporéité et développe ses implications sur le plan de l’organisation sociale et politique, montrant que l’écologie et la question animale s’imposent comme de nouvelles finalités du contrat social. C’est un ouvrage sur lequel je m’appuie dans le Manifeste, mais son style est différent.

DROITS DES ANIMAUX ET RESPONSABILITE DES HUMAINS

D.S.S. : Vous soutenez également, dans votre « Manifeste animaliste », le fait que ce que vous y appelez « l'éthique animale », progrès accordant ainsi un statut moral et juridique aux animaux, corresponde au « sens de l’histoire ». Pouvez-vous préciser ce point ? C'est d'ailleurs là l'intitulé de l'un des chapitres les plus importants et emblématiques de votre Manifeste : « droits des animaux et responsabilité des humains » !
C.P. : L’éthique animale, c’est 45 ans de créativité sur le plan théorique qui ont abouti à modifier les critères de l’éthique et du droit. Pourtant, dans les faits, rien n’a vraiment changé pour les animaux. Il importait donc d’apprécier l’apport de cette discipline en réfléchissant aussi à son échec partiel. Tel est le sens de la politisation de la question animale, à laquelle mon travail (et celui de S. Donaldson et de W. Kymlicka dans Zoopolis, Alma, 2016) contribue(nt). L’un des objectifs est de déterminer les obligations concrètes que nous avons à l’égard des différents animaux ( droits positifs), mais il s’agit surtout pour moi de montrer comment leurs intérêts peuvent être intégrés à nos politiques publiques, comment, dans nos débats sur l’agriculture, l’architecture, l’éducation, etc., nous pouvons prendre aussi en compte leurs intérêts. Enfin, les éthiques animales s’adressent à la rationalité des acteurs. Or les moteurs de l’histoire ne sont pas principalement les arguments, mais les affects et l’économie. Politiser la cause animale sans accompagner cette initiative d’une réflexion sur la culture et l’éducation et sans proposer des mesures économiques ne peut conduire à des changements substantiels pour les animaux. Ce sont ces lacunes que j’ai cherché à combler.

D.S.S. : Vous vous prononcez très concrètement et sans la moindre ambiguïté, dans votre « Manifeste animaliste » toujours, pour la fin de la captivité dans les cirques, mais aussi pour l'interdiction de la corrida comme plus généralement de tous les spectacles de combats d'animaux, ainsi que pour la suppression de la chasse à courre, de la fourrure et du gavage !
C. P. : Les raisons pour lesquelles ces sujets difficiles pourraient faire aujourd’hui l’objet d’un consensus au sein de notre société sont développées dans la troisième partie du Manifeste. Bien sûr, il convient d’ajouter qu’un consensus, ce n’est pas quelque chose qu’on obtient facilement ! J’essaie d’indiquer la méthode à suivre et propose aussi des solutions de reconversion pour les personnes affectées par la suppression de ces pratiques (dresseurs, éleveurs). Je montre aussi pourquoi il est important de supprimer dès maintenant la corrida, la chasse à courre, la captivité, le foie gras, et sur quels principes cette décision se fonde. Cela ne peut être expliqué dans un entretien, mais je suis convaincue que nous pourrions arriver à des résultats, en particulier sur la fin de la captivité. La plupart des personnes qui mangent encore de la viande reconnaissent que la captivité des éléphants, des fauves, des dauphins les fait terriblement souffrir.

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